« Tous ces demains auxquels nous préférons ne pas croire »
6ème Biennale industrielle d'art contemporain de l'Oural
Le 5 décembre 2021, l'un des plus grands événements artistiques russes s'est achevé — la 6ème Biennale industrielle d'art contemporain de l'Oural.

52 artistes et groupes d'art de 23 pays et régions (76 œuvres dont 24 nouvelles œuvres d'art). Huit sites urbains et trois programmes cohérents composés : le programme de résidences d'art, les projets spéciaux et les études. « Saisir l'insaisissable » est le slogan de la 6ème Biennale, tout à fait justifiée — en dix ans, elle est devenue une véritable puissance industrielle. La Biennale a intégré dans la vie de la ville une douzaine de monuments architecturaux qui servaient à des moments divers de la plateforme principale du projet. Le premier festival « Art de l'Usine » a accéléré la transformation des ateliers abandonnés de la rue Kariernaia. Juste après, cet endroit a abrité « Télé-Club », le meilleure espace de concert d'Ekaterinbourg actuel. La typographie « Ouvrier ouralien » est devenue aujourd'hui un centre de loisirs d'Ekaterinbourg. L'hôtel « Isset » qui fait partie de l'ensemble architectural de la Cité des Tchékistes deviendra bientôt le premier hôtel d'art. La Tour Blanche, l'ancien château d'eau d'Ouralmachzavod (Usine de constructions mécaniques lourdes de l'Oural) a été transformée en espace d'exposition insolite grâce au groupe urbaniste « Podelniki ». Tous ces endroits sont devenus les attributs de la ville.

Qu'est-ce que la Biennale a donné à la vie de la ville et au monde de l'art en 2021, une année difficile post-pandémique ?

« La Biennale de 2021 est un geste thérapeutique important », a résumé la commissaire Alissa Proudnikova dans une récente interview. Mais ce qui est surprenant c'est que lors du développement du thème en janvier 2020, personne ne pouvait pas supposer que le temps et le thème se réuniraient. « Un temps pour jeter des pierres, et un temps pour les ramasser » — une citation modifiée de l'Ecclésiaste est devenue « Un temps pour embrasser, et un temps pour s'éloigner des embrassements » qui est née d'une réinterprétation du thème de 2019 — « L'immortalité ».


« Le thème "Un temps pour embrasser, et un temps pour s'éloigner des embrassements" s'est avéré intuitif et visionnaire. Merci à l'Ecclésiaste et à Dimitry Bezouglov, commissaire du programme public de la Biennale, qui a lu ce livre de l'ancien Testament au coucher. En choisissant le thème, nous nous sommes référés aux sujets du toucher, des limites du corps et de l'expérience personelle. Pendant la pandémie ce slogan s'est rempli des significations intégrantes. C'est-à-dire que nous nous sommes davantage appuyés sur les demandes mondiales de l'agenda intellectuel, et que nous avons finalement percé le chiffre actuel, c'est pourquoi personne n'a pu rester indifférent. » (Alissa Proudnikova, l'extrait de l'interview pour Sobaka.ru.


Il est important de mettre en relief la contribution de la vedette contemporaine d'Ekaterinbourg Tima Radia avec son « Je t'embrasserais... »

Dans une conversation avec le coordinateur en chef et l'assistant des commissaires de la Biennale Dimitri Riabkov, nous avons eu la réponse « Tima Radya c'est notre ADN. »

Ekaterinbourg et l'Oural sont constamment visibles à la Biennale. Le constructivisme illustre clairement la dystopie « Nous autres » d'Evgueni Zamiatine qui est devenue un leitmotiv principal de la Biennale.

L'idole de Shigir a été le point de départ pour de nombreux artistes, la liberté politique définie par le lieu de naissance du premier président a laissé les mains libres aux commissaires pour mettre en lumière tous les sujets d'actualité.

Le rose, la couleur de base de la biennale, féminine et infantile, qui semblait prévaloir sur la puissance masculine de l'Oural, restait une énigme. Les commissaires allemands d'origine turque, Adnan Yildiz, Chala Ileke et Assaf Kimmel qui représentent les institutions principales d'art contemporain de Berlin et de Baden-Baden, ont été commissaires de la Biennale. L'audace européenne a dévoilé des thèmes du queer, de la religion, des nationalités et de la politique. Il semble qu'il n'y avait aucun tabou, mais, étonnamment, ce sont eux qui ont proposé de se référér sur le roman russe de Zamiatine.

« En s'appuyant sur le roman "Nous autres" d'Evgueni Zamiatine de 1920-1921, les commissaires espèrent créer une forme collective d'utopie. Chaque site renvoie aux éléments du roman. » (du manifeste de la Biennale)


Et c'est le coup le plus précis au lieu et à l'heure — Ekaterinbourg avec ses maisons-cellules, la pandémie avec ses limites, et les QR-codes comme une cerise sur le gâteau, où tout le monde a pu se sentir comme un vrai personnage du roman avec son propre code à barres. On peut dire que tout a coïncidé. Et le billet rose justifiera la couleur officielle de l'événement comme votre droit de copulation volontaire avec l'art.


Un autre sujet important est le choix des sites dans le contexte du thème. L'Usine d'optique et de mécanique devient « Intégrale », les autres sites révèlent des images de personnages et d'endroits: le cinéma « Salut » — D-503; le Cirque d'état d'Ekaterinbourg (le scandale principal de la Biennale et la victoire principale, à mon avis) — O-90 et la Poste principale – I-330. La filiale ouralienne du Musée des Beaux-Arts Pouchkine — Le Mur Vert. Les commissaires interprètent également les sites comme une série de « Planites » faisant référence aux idées architecturales utopiques de Casimir Malevitch.

« Integral » est un vaisseau spatial qui selon le livre a été créé dans le but de conquérir des planètes extraterrestres, d'élargir le contrôle mondial des humains et de répandre la vérité et l'ordre de l'État unique.
Pour la construction de l'Intégrale, les commissaires ont délibérément refusé de construire des murs. Le site a gardé la légèreté et une certaine stérilité blanche ; pour certains cela a suscité des critiques, car il n'a pas créé une immersion complète dans les installations des artistes, mais il est toujours très conforme au thème « L'intimité entre les membres l'État unique ne se produit que lorsque les rideaux sont fermés — en même temps pour tous ». Il n'y avait qu'un seul rideau très léger qui cachait les œuvres de l'artiste turque Jansou Tchakar. Elle présente une série de dessins réinterprétant la sémantique des codes visuels traditionnels en termes de questions sur les structures du pouvoir et, en particulier, du point de vue du discours féministe et religieux « Lave tes péchés devant toi-même ».

La série d'œuvres de Simon Denny fait partie de ses recherches artistiques sur l'impact des industries sur la planète, les humains et d'autres formes de vie, ainsi que sur les relations complexes entre les ressources, les mégadonnées et les hiérarchies des relations de travail. Une nouvelle installation de Nikita Selezniov a été créée pour l'Usine d'optique et de mécanique de l'Oural. Elle a été inspirée par le concepteur de jouets de Leningrad, Lev Smorgon qui a réussi à créer des jouets politiquement neutres et à éviter de suivre l'idéologie soviétique officielle. Selezniov se demande comment, dans le contexte russe moderne, un enfant (ou n'importe qui) fait face à la réalité, crée une sorte de monument à l'évasion. Ses « Enfants qui vieillissent lentement » tirent sur une génération de contemporains de l'artiste et reçoivent une réponse incroyable du public. L'installation VR de Clemens von Wedemeyer, née d'une visite de l'artiste dans l'atelier du sculpteur soviétique Zaïr Azgour à Minsk, finalement envoie une capsule de temps soviétique dans le subconscient. L'œuvre la plus audacieuse de l'artiste turco-allemand Kawatchi est le corridor graphique de l'homoérotique – liberté, égalité, fraternité. Il est impossible de ne pas noter le spécificité du site choisi – le public a constamment entendu le bourdonnement de l'usine qui, bien sûr, n'a pas arrêté son travail.

Le personnage D-503 est mathématicien, ingénieur et l'un des constructeurs d' « Intégrale » ; il dirige le récit et fixe la séquence des événements du roman. L'espace laissé après le cinéma « Salut » devient un espace pour le jeu d'imagination des visiteurs. Ici, Larissa Sansour a présenté le travail In Vitro, un court métrage de science-fiction en noir et blanc en arabe racontant la vie après une catastrophe écologique à grande échelle. Ici aussi, Yael Bartana a présenté un nouveau travail « Two minutes to midnight » (2021), la phase finale d'un projet hybride et expérimental de quatre ans intitulé « Et si les femmes régnaient au monde », dans lequel l'auteur analyse le phénomène des jeux géopolitiques et présente une alternative au discours masculin du pouvoir. Il est important que la Biennale ait vécu avec le cinéma « Salut » ses derniers jours. Le bâtiment ne sera plus utilisé comme cinéma, il est en cours de rénovation et s'ouvrira en nouveau format.

La décision audacieuse des commissaires d'utiliser le Cirque d'Ekaterinbourg comme site a d'abord abouti aux organisateurs à une série de scandales consacrés au thème de l'exploitation des animaux, mais finalement elle a permis de repenser complètement le « phénomène » du Cirque dans l'esprit des gens modernes. Ce point s'est avéré douloureux et très important, il a ouvert un nouveau thème de discours au sein de la communauté artistique et une nouvelle expérience avec l'espace. Il est important de noter que pour travailler avec la Biennale, la direction du Cirque a pris une décision significative : arrêter les shows et subir ses propres pertes de plus de 30 millions de roubles par amour de l'art. Les installations, ainsi que le programme de performances au Cirque d'Ekaterinbourg, ont été consacrés au personnage O-90. Le livre de Zamiatine a inspiré les commissaires à créer des performances pour l'espace panoramique circulaire de l'arène principale, sur lequel les gens et les animaux s'entendaient sous un même toit.

Au Cirque d'Ekaterinbourg, Sebastian Baumgarten, Ludwig Haugk et Robert Lippock ont présenté des images d'un avenir possible dans le projet « Relations » (2021). Ils ont montré un groupe de plusieurs centaines de créatures de l'ère anthropocène essayant de survivre dans un monde au-delà de la domination et de la violence humaine. Cependant, la performance de l'artiste russe Olga Kreuter « Exit from the gallows » est devenue la plus importante et mémorable pour le public.

Conversation avec la meilleure amie :
Katia : « Quand j'étais petite, j'ai toujours éprouvé pitié pour les animaux du cirque. Et je n'y suis plus allée. »
Moi :  Et moi, je m'en foutais... Parce que chez moi c'était la même chose » — une citation de la description.

I-330 est l'un des personnages féminins clés du roman « Nous autres » et le symbole de la Poste principale. Tous les objets et les interventions site-specifique exposés à la Poste principale d'Ekaterinbourg ont été consacrés à la possibilité de la liberté et de l'idée de révolution, I-330 en croit. La phrase « Tous ces demains virgule auxquels nous préférons ne pas croire point » — l'installation d'art public de Éguemen Démirtchi — est devenue la plus mémorisable et en même temps difficile à mémoriser à cause de la complexité de la traduction. Cette phrase est la plus importante dans la formation de la période de perception de l'avenir, où tous les habitants de la planète se trouvaient lors de la pandémie. Grâce au deuxième œuvre de l'artiste « L'avenir n'est qu'une tranche du présent », les visiteurs ont écrit des milliers de lettres qui seront stockées à la Poste de Russie et envoyées dans 100 ans — selon les commissaires, ce travail a suscité la plus forte réaction des visiteurs qui pleuraient.

Outre le projet principal, des programmes supplémentaires ont joué un rôle important dans la Biennale. Cette année, le programme des résidences d'art a activement impliqué les villes voisines d'Ekaterinbourg : Asbest, Nijni Taguil, Kychtym, etc. La participativité est devenue l'un des principes de base des résidences. Les artistes ont créé des projets avec la participation active des habitants de la ville et des communautés urbaines. Les travaux finaux — objets d'art visuel, expositions, projets performatifs — ont été créés et présentés dans les villes hôtes. Tous les projets n'ont pas été envoyés au centre, mais ils sont restés sur le terrain, créant de nouveaux points d'attraction touristique, ce qui est devenu la grande victoire des organisateurs de cette année.

Des projets spéciaux ont eu lieu sur des sites supplémentaires à Ekaterinbourg, Tioumen et Tobolsk. Il faut certainement noter le site créé dans le centre Sinara, qui ressemble au « salon des misérables », où le commissaire Lev Choucharitchev a organisé une étude « Embrasser et pleurer » en collaboration avec des artistes qui ont été refusés de participer à la Biennale.


La troisième partie aussi importante de la Biennale concerne les projets de recherche liés aux principaux sites. Grâce à l'observation, à l'interview et au reportage documentaire, les artistes ont appris le rôle des lieux de la Biennale dans la vie quotidienne des habitants d'Ekaterinbourg et de la région de Sverdlovsk — le Cirque, la Poste principal, l'ancien cinéma « Salut » et l'usine d'optique et de mécanique.


La 6ème Biennale industrielle d'art contemporain de l'Oural a été planifiée et créée dans des conditions d'incertitude. Les commissaires l'ont appelé hausgemacht-biennale, c'est-à-dire celle que a été conçue à la maison, en Allemagne, sans quitter les zooms. La situation était constamment hors de contrôle et les organisateurs ont réussi à faire une préparation en ligne incroyable pour les résultats hors ligne, en portant une énorme responsabilité, y compris en ce qui concerne les engagements financiers et de partenariat.

Alissa Proudnikova :
« Le fait que nous n'ayons pas déplacé la Biennale au 2022 était la bonne décision... Aujourd'hiu l'art hors ligne en mode « live » est la valeur la plus importante qui permet de continuer le dialogue au sein du processus artistique. »


Finalement la plus grande victoire de la 6ème Biennale qui restera dans l'histoire est la rencontre entre artistes et spectateurs, malgré tous les obstacles, impossibilités et limites.