L'exposition « Pas pour toujours 1968 — 1985 »

Je suis venue à Moscou pour le week-end pour écrire une critique de l'exposition de photos au musée du Parc Gorki. Après l'avoir vue je suis montée sur la terrasse d'observation pour rafraîchir mes pensées,. Presque immédiatement, mon regard s'est arrêté sur les grandes lettres d'une inscription en face de moi, à travers l'anneau du Jardin, sur le nouveau bâtiment de la Galerie Tretiakov. J'ai été hypnotisé par le titre « Pas pour toujours 1968 – 1985 ».

Ce projet était une continuation d'une trilogie d'expositions représentant l'art de l'après-guerre, ou plutôt sa deuxième partie après le « Dégel ». Et quand j'ai spontanément décidé de la voir, les commentaires d'amis sont apparus dans ma tête : « Elle est trop grande », « Pour tout voir, il faut y aller 3 fois », « Quand j'étais là, j'ai eu mal à la tête ».

En effet, l'exposition comprenait plus de cinq cents œuvres d'art. Elle occupait tout le deuxième étage et était divisée en 8 sections. Contrairement au « Dégel » qui se concentrait sur les tendances stylistiques et les idées générales de l'époque, ce projet était basé sur une analyse socio-psychologique de la conscience individuelle et de masse. Ce projet était la première tentative d'une telle analyse. Tout cela a suscité un véritable intérêt en moi, mais comme je le comprendrai plus tard, ce n'est pas seulement l'intérêt qui m'a motivé, mais un autre sentiment inattendu que j'ai déjà connu notamment à l'exposition.


Me voilà à l'entrée de la salle, les armoires marron me rappellent déjà quelque chose du passé soviétique. Au-dessus il y a de grandes lettres blanches que ce soit des livres ou des maquettes « 1968 — 1985 ». L'anthropologue russe-américain Alexei Iourtchak a appelé son livre « C'était pour toujours jusqu'à la fin : La dernière génération soviétique ». Mes grands-parents étaient des soixantards à l'époque du dégel. Mes parents sont nés en 1961. Je suis née en 1987 et ma sœur en 1985. Je sens ce temps de l'intérieur, et j'ai même un peu peur, mais je sais que c'était Pas pour toujours. Et je fais un pas dans la première salle, je pars en ce voyage, où peut-être je pourrai enfin mieux comprendre « mes créateurs », ainsi que apprendre quelque chose sur moi-même.


J'entre dans un grand bureau du gouvernement, les murs verts, la moquette, les portraits de Brejnev. Dieu merci, ma génération n'apprécie pas le culte de la personnalité du chef soviétique, bien sûr, mais il y en a dans les gènes. La stagnation brejnévienne commence précisément avec la période du pouvoir de Léonid Ilitch, bien que, bien sûr, le chemin de nombreux grands artistes du XX siècle passe à la fois par plusieurs époques culturelles, et ils ne sont pas directement liés aux périodes du pouvoir des secrétaires généraux. Mais le commissaire en chef de l'exposition, Kirill Svetliakov, examine la culture de l'ère de la stagnation avec un certain phénomène de cette période — la « volonté de l'art » (Kunstwallen d'Aloïs Riegl).

« Je pense que le raisonnement sur la "volonté de l'art" permettra de caractériser l'époque et de clarifier les problèmes communs, les thèmes, les sensations, les humeurs de l'époque, et de répondre à la question pourquoi l'enthousiasme des années 1960 a été remplacé la décennie suivante par l'apathie et même la dépression, malgré le fait que la stagnation était la période la plus stable du point de vue social ». Cette période est celle de dualité, de la vie formelle et informelle, de l'art formel et informel, des limites et de la liberté. Ce sentiment naît ici dans la première salle de l'exposition et ne nous quitte plus, pire encore, je commence déjà à sentir qu'il existe en moi.

Dans la même salle, vous ne pouvez pas éviter les peintures de l'artiste kazakh Kamil Mullachev – les réalisations de l'industrie soviétique, y compris le développement de terres vierges, jouent subtilement avec l'esthétique du surréalisme et font allusion aux paysages désertiques des rêves dans les peintures de Salvador Dali. Les travaux de Sergei Ovsepian et Nikolai Ierychev soulèvent le sujet des essais nucléaires. J'ai beaucoup de proches qui habitent à Semipalatinsk. Ma grand-mère a vu des explosions nucléaires de ses propres yeux, toutes ces images sont dans mon imagination de l'enfance, il semble qu'elles soient dans le sang et dans l'ADN.
Ensuite, la section de l'art social. Komar et Mélamid, le groupe « Grezdo ». Les performances de l'époque sont frappantes. Il me semble que les tendances du postmodernisme de la période soviétique et post-soviétique ne sont pas complètement réfléchies. Cette connaissance aurait aidé de nombreux artistes contemporains à éviter les répétitions.

Nous sommes dans la salle 3. Mysticisme religieux. La surveillante devient statue en face des peintures de Vitali Linitski. Moi aussi, peut-être. L'athéisme de l'ancienne génération laisse aller, les enfants sont encore baptisés à porte close, mais mes parents à l'âge adulte ont décidé d'être baptisés consciemment. La vie spirituelle redevient importante. Dieu est de retour, ou est-ce qu'on cherche ses traces comme dans les peintures de Lidia Masterkova? Comme si ayant atteint le fruit défendu on veut traverser toutes les frontières, ressentir les énergies d'une nouvelle manière et les inclure au maximum — Vitali Linitski, maintenant métropolite Stéfan.

Le sujet : « Villages ». Je reste debout devant la peinture « La vieille Anissia était une bonne femme ». La disparition des villages et des restes de la culture traditionnelle à cause de l'urbanisation était presque inévitable, mais les intellectuels considéraient ce fait comme une catastrophe spirituelle. À côté des peintures il y a la projection du film « Sibériade ».

Le sujet : « Enfance ». Eh bien, il devient de plus en plus clair de quoi sont faits mes parents. Sur le mur, des affiches de films soviétiques emblématiques de l'époque comme le carrousel de mes propres souvenirs – tout le meilleur pour les enfants, le premier amour, l'amitié, l'honnêteté. Les dessins animés de Norstein... « Les funérailles de l'oiseau ». L'ourson Micha aux Jeux Olympiques. Il est intéressant de noter ici un autre trait important de la génération. Dans la société soviétique tardive qui était initialement basée sur les principes de l'élitisme – l'égalité universelle, le phénomène de l'aristocratisation de la conscience de masse est apparu. L'une des raisons de cette aristocratisation est le système d'éducation de masse basé sur les principes de l'éducation élitiste.

Ensuite, tout s’est mélangé et flotté. Deux salles « Communautés » et « Histoire du temps arrêté ». Chaque salle contient des options d'évasion, des moyens de tromper le temps pour aller au-delà de la réalité soviétique et encore plus loin — au-delà de la réalité en tant que telle. Il y a une « exposition de Bulldozer », Kabakov et des « Actions collectives ». Alexandre Petrov avec sa peinture « Mes amis », Sergei Bazilev « Une fois sur la route », Dimitri Jilinski « Dimanche après-miidi », Tatiana Fiodorova « Soirée à Peterhof » – des images, des images, des visages oubliés, jeunes parents, voici la même jupe que portait ma maman — un catharsis après chaque peinture. Où était tout ça ? Où est-ce qu'on gardait tout ça ? Pourquoi je n'ai pas vu ça quand j'étais enfant ?

La danse des peintures m'amène à l'œuvre majeure de l'exposition – « Moscou, le soir ». En essayant de comprendre l'humeur des personnages soudain on découvre qu'ils se ressemblent tous. Le portrait de l'époque est renforcée par la démonstration du film « Vols entre rêve et réalité » de Roman Balaïan. « C'est un homme perdu, gommé à moitié qui tente désespérément de se manifester dans l'action ».

Dans la dernière salle « Disparition », nous perdons cet homme pour toujours. Fenêtres, chambres vides. Quartier résidentiel Orekhovo-Borissovo, quartier résidentiel Tchertanovo.... les boîtes à plusieurs étages, boîtes, boîtes, boîtes vides. Comme les œuvres de Rimma Guerlovina et leur mode d'emploi à la Biennale de Venise : « Regardez à l'intérieur des cubes, sinon vous ne comprendrez pas le sens ».


Mais ce n'est pas pour toujours, n'est-ce pas ? Les commissaires nous laissent l'espoir, je vois la sortie ! Au-dessus d'elle, Victor Tsoï chante « Changements ! » à l'écran. C'est passionnant, j'ai filmé une storie et cette vidéo ne va pas rester dans mon portable, seulement dans ma mémoire, dans mes sensations : la nouvelle époque arrive, je vais bientôt naître. J'ouvre la porte et je me trouve immédiatement à l'extérieur de l'exposition. C'était comme quand nous étions enfants, quand nous allions au cinéma à une seule salle. Vous êtes dans le monde fabuleux du cinéma, puis vous ouvrez la porte – et là, c'est la vraie vie. Sans aucune transition. L'exposition comme voyage en soi.